21.11.10

Humeurs de la Grande Schtroumpf

Atelier du 30 octobre
Dire, sans gêne d’être impudique, ce que serait votre pire angoisse.


Ma pire angoisse serait que je reste confinée dans mon emploi actuel qui est d’être titulaire d’une classe d’enfants déficients intellectuels avec autisme, trisomie ou autres handicaps du développement.  Je veux sortir de là.  Ça fait trois ans que je le fais et plus le temps passe, plus j’ai peur que ça devienne ma spécialité aux yeux d’autres employeurs.  Qui veut employer quelqu’un qui a passé des années auprès des déficients… N’est-elle pas elle-même un peu lente et retardée à force de les côtoyer, pourraient-ils penser.

Avec raison, d’ailleurs.  J’ai peur moi-même de me laisser contaminer par la réalité distordue dans laquelle je baigne.  En fait, c’est déjà fait.

Supporter, enseigner, montrer, réagir, ignorer, valider, renforcer et encourager. Créer et adapter du matériel pédagogique qui réponde aux besoins individuels de chaque élève. Tâches typiques de l'enseignante, ok.  Décourager les crachats, les coups de pied, la morve essuyée aux manches (impossible de leur enseigner à se moucher), les cris, l’hystérie, par contre…  La plupart des jours, je me sens comme une gardienne de zoo, dans une fiction, comme s’ils étaient tous sur de la drogue et que je participais à un bad trip collectif. L’un fait une crise, l’autre embarque, l’autre lance des objets, l’autre s’automutile, l’autre rit, l’autre fugue ou fait pipi dans ses culottes.   Et je dois garder le cap.

C’est tellement une gymnastique interne que d’être prof pour ces enfants-là, les gens n’ont pas idée.  Tel enfant passif et replié sur lui-même a besoin que je le surprenne, que je le taquine, chatouille, réveille; tel autre, pour qui l’excitation le fait s’enflammer, a besoin que je sois douce, zen et à pas feutrés pour rester présent et centré.  Sophie-qui-se-doit-de-rester-calme avec Amir l’hypersensible qui, s’il est nerveux ou stressé, se frappera la poitrine, se pincera l’oreille ou me frappera.  Sophie-qui-restera-de-glace-devant-Justine qui s'enfonce des crayons dans les avant-bras et se suce le sang , ou,fait caca dans sa culotte quand elle n’a pas ce qu’elle veut.  Sophie-la-clown-sympathique avec le petit Éric qui ne fait que faire tourner un crayon dans les airs si on ne s’occupe pas de lui.  Sophie-la-mouman-aux-grandes-jupes-chaudes avec Julien qui refuse de tenter quoique ce soit par lui-même et se cache sous un pupitre si je lui dis Tu es capable tout seul, pour encourager son autonomie.  Sophie-la-copie-carbone-de-toutes-les-éducatrices-à-la-voix-de-Passe-Partout qui n’a que le Bravo, champion! à la bouche auprès du petit Michel qui la réclame sous peine de passer sa journée à dire Non!  

Comment ne pas risquer de se dépersonnaliser à force d’interagir avec eux, voulez-vous bien me dire…

Sophie-la-chef-du-village-des-Schtroumpfs est bien fatiguée de devoir moduler constamment son approche et de faire le grand écart sur le registre très large des émotions humaines pour accommoder les besoins de chacun.  Je deviens comme une pieuvre qui aurait autant de têtes que de tentacules et comme un pantin dont les ficelles sont usées maintenant.   

Alors qu’on me dise maintenant que mon trouble de l’adaptation n’est pas vraiment valide comme raison d’être épuisée, ça m’enrage.