5.12.10

Proposition d'orteil

Exercice des contraintes avec 3 phrases imposées
Tiré du Writer’s Toolbox, de Jamie Callan
3 bâtonnets, sur lesquels est écrite une phrase, sont pigés pour stimuler l’écriture.

1er bâtonnet : Après deux mois, Hélène décida de devenir danseuse exotique
On démarre le récit et on écrit pendant 6-7 minutes.

On pige le 2ème bâtonnet : Elle trouva un bracelet de diamant à l'arrière de la voiture
On poursuit le récit en y incluant cette phrase (6-7 minutes)

On pige le 3ème bâtonnet : Le trou dans son bas
On conclue le récit en y incluant cette phrase (6-7 minutes)

Voilà ce que j’ai pondu.

Après deux mois d’un train de vie crève-la-faim, Hélène décida de devenir danseuse exotique.  Elle n’avait plus vraiment le choix, à ce stade-ci de son périple.  Ce voyage à Bangkok n'avait été qu’une accumulation de malchances et épreuves.  Elle avait bien souhaité qu’en présentant son CV d’architecte à différentes firmes, elle trouverait un travail convenable.  Mais non. Elle avait vécu sur ses économies qui maintenant étaient réduites à zéro.  Pas de chambre d'hôtel pour ce soir, même pas de billet de retour dans son sac.

Pour être exotique, dans ce quartier où toutes les femmes ont les cheveux noirs et les yeux bridés, elle l’était.  Ses cheveux blonds, ses yeux bleus, sa peau très blanche et sa chatte rousse contrastaient évidemment avec les autres.  Le gérant du club vit en elle une opportunité pour attirer plus de clients. 

Le premier soir où elle dansa, la peur et l’humiliation furent si grandes qu’aussitôt son numéro terminé, elle couru s’habiller, prit son sac, sortit sur la rue et sauta dans le premier taxi.  Avant qu’elle n’ait le temps de parler au chauffeur, elle trouva un bracelet de diamants sur le siège arrière de la voiture.  Enfin, ma chance! , pensa-t-elle.  La sensation de joie était si grande, comme un grand frisson électrique lui traversa le corps. À l’aéroport!, cria-t-elle en anglais au chauffeur, tout en camouflant le bracelet dans son sac.

Celui-ci se retourna lentement vers elle, l’observa et la dévora des yeux.  « You pretty! You beautiful bitch! »  Un frisson de dégoût cette fois, la ramena sur terre.  « You suck my toe.  I bring you airport free! »  Ça y est, un fétichiste du pied, manquait plus rien que ça, pensa-t-elle.  Très vite, il enleva son soulier droit et étendit sa jambe sur le siège du passager.  Elle vit alors que le trou de son bas brun laissait sortir un très gros orteil, peinturé de rose.

« Nice, hey? Clean and beautiful! Want it? », dit-il fièrement.
« Yeah, sure! », répliqua-t-elle de son plus beau sourire, la main sur la poignée.

Et elle sortit brusquement dans la rue.  Elle pensa qu’il lui vaudrait mieux aller échanger ce bracelet de diamant pour de l’argent.  Elle marcha alors en direction d’un Pawn Shop, un soupçon d’espoir au cœur. 


28.11.10

Cybernétique des masques

Ces souvenirs qui sont les miens
En hologrammes tachés de noir
Crient fort et battent des mains
Pour se faire voir.

Incursion à temps plein
Dans la narration de l’histoire.

Le jadis, le déjà, le avant, 
Calquent le maintenant.
Cycle répété
Séquence doublée
Passé joué en boucle.

Personnages d’antan,
Acteurs nouveaux,
Décors et costumes contemporains,
Script ancien.
C’est du prêt-à-porter recyclé
Cette destinée qu’on pense créer.

L’usine de transformation qu’est la vie
Distille la matière brute,
Nous habillant du concentré
Des souffrances et des croyances des parentés,
Nous faisant jouer drame ou comédie
En figures imposées.

Travail de moine ou de titan que de déchirer sa chemise et se démaquiller.
La nudité donne froid et rend vulnérable.
Quand t’es tout nu,
On te traite d’impudique, d’exhibitionniste ou du plus pauvre d’entre les pauvres.

Bien beau de crier « Bas les masques! »
Tu en connais beaucoup, toi
Des humains sans empreintes au visage,
Sans marques au fer rouge,
Sans armure ou carapace,
Sans code barres imprimé au dos,
Sans habits prêtés,
Ni chaussures empruntées?

Même sur les enfants
L’histoire laisse une patine
Qui rappelle aux parents
Un ou une telle et son tempérament
Faisant d’eux les récipiendaires 
D’une relation clonée
Sur d’anciens partenaires
Réels ou imaginés
Dont ils ne peuvent plus se défaire.


21.11.10

Empirisme autistisant

Comment une thérapeute qui travaille avec les autistes court-elle  le risque de "s’autistiser ", me demandes-tu.

Nouveau verbe pour décrire le phénomène de transformation intérieure qui risque de s’opérer chez quiconque côtoie de façon régulière les autistes et qui a de l’empathie pour eux.  

Comme tu sais, l’empathie, c’est l’habileté à se mettre dans la peau de quelqu’un – habileté qui, soit dit en passant, fait défaut chez eux.  Se mettre dans la peau de l’enfant autiste permet, entre autres, de comprendre les motivations de l’enfant de l’intérieur puisqu’on peut ainsi attribuer un sens à ses comportements qui, à priori, semblent dépourvus de direction ou de fonction. 

C’est une habileté qu’on développe, tu vois.  C’est comme l’acteur qui se met dans la peau de son personnage pour l’incarner.  Plus il incorporera ses mots, ses mouvements, ses humeurs, plus il comprendra les émotions qui le mobilisent.  Alors, dans mon cas, j’ai développé cette faculté…

Comme avec les Sourds, oui.  J’ai maîtrisé la Langue des Signes en deux ans, au point où certains Sourds qui me rencontraient pour la première fois croyaient que j’étais sourde moi-même.  J'étais comme un poisson dans l'eau.

Nager dans les mêmes eaux permet de cerner rapidement le mode de communication de la personne.

Je suis parvenue à imaginer comment tel enfant entend, voit, sent le plancher sous ses pieds, perçoit le toucher sur sa peau.  Toutes ces variables que j’incorpore me permettent d’en tirer une résultante bien logique qui m’éclaire sur lui.  Ce comportement qui, de l’extérieur nous paraît anormal devient tout-à-fait normal dans le contexte de son mode de perception que je décode grâce à mon immersion dans son monde.  

Oui, c’est de la vraie recherche empirique. À partir de l’expérience plutôt que la théorie.  Oh, les livres sont nécessaires pour comprendre ces gens-là, c’est évident.  Je n’en serais pas arrivée à les comprendre sans l’aide des études en continu… Mais c’est surtout grâce à ce mode d’entrée en relation, genre d’état méditatif toutes antennes ouvertes pour incarner le type d’appréhension du monde que l’enfant utilise que j’ai pu devenir une thérapeute efficace.  Un agent de changement, comme on dit.

Mais qui s’est un peu autistisée en cours de route.  Parce qu’à force d’absorber, on fait comme une éponge et on  se remplit, malgré soi, de toutes sortes d’habitudes perceptuelles ou comportementales.  

Distorsion du message. Sens incertain.  
Sons de télé enneigée ou de radio coincée entre deux postes.   
Acoustique de canyons ou de scaphandre.

Enveloppe de peau à vif ou engourdie.
Picotements au visage ou dans les mains. 
Toucher effleuré qui brûle.  
Ou gros bleu pas ressenti.  
Comme quand on dégèle après l'anesthésie.  
Tics pour s'en défaire.

Attraction terrestre mal captée.  
On ne colle plus au sol.
Terre comme un bateau qui tangue. 
Au gré de la lune ou des marrées.
On flotte.  
On fantôme.
On statue sur la mer morte.
Ou on gigote en exalté pour se tenir en équilibre quand ça houle trop.
Costume d’astronaute, d'auto-tampon ou de pantin de bois. 

Profondeurs, reliefs et textures nivelés. 
Platitude et solitude. 
Espace et temps à deux dimensions seulement.  
Ou la troisième exacerbée.
Délais de réponses.
Plan linéaire, perspective troublée.   
Lentilles embuées. 
Yeux dans le beurre ou figés.
Avant-plan et arrière plan amalgamés. 
Flou permanent, point de fuite cherché.
Cadrage et mise au point erronés.

Stupeur, distractions et inquisitions.
Indifférence du robot ou sautes d’humeur du dictateur.

Accablement chronique.
Faut se protéger.
Faut s'ancrer.

C’est étourdissant.
Tous ces malentendus accumulés.
Cette surcharge de données non-triées.
Ces points de vue changeants.
C'est désorientant.

Repos de la tortue bien mérité, donc.
À l’intérieur de soi.
La carapace.
Ça repose.

Mais isolement, solitude, tristesse, frustration, colère et confusion.

Voilà quelques-uns des éléments qui composent la vie intérieure de celui ou celle qui perçoit de façon fragmentée. Et de celle qui a un peu trop flirté avec cet univers perceptuel.  

Parce que comme l’acteur de théâtre qui peut avoir du mal à se dissocier de son personnage une fois la pièce terminée, la thérapeute ou le parent, le frère ou la sœur de l’autiste ou du schizophrène qui choisit le mode expérimental pour mieux les comprendre, risque, à force de nager dans ces eaux troubles, de perdre ses repères et de se mettre à douter.  


Humeurs de la Grande Schtroumpf

Atelier du 30 octobre
Dire, sans gêne d’être impudique, ce que serait votre pire angoisse.


Ma pire angoisse serait que je reste confinée dans mon emploi actuel qui est d’être titulaire d’une classe d’enfants déficients intellectuels avec autisme, trisomie ou autres handicaps du développement.  Je veux sortir de là.  Ça fait trois ans que je le fais et plus le temps passe, plus j’ai peur que ça devienne ma spécialité aux yeux d’autres employeurs.  Qui veut employer quelqu’un qui a passé des années auprès des déficients… N’est-elle pas elle-même un peu lente et retardée à force de les côtoyer, pourraient-ils penser.

Avec raison, d’ailleurs.  J’ai peur moi-même de me laisser contaminer par la réalité distordue dans laquelle je baigne.  En fait, c’est déjà fait.

Supporter, enseigner, montrer, réagir, ignorer, valider, renforcer et encourager. Créer et adapter du matériel pédagogique qui réponde aux besoins individuels de chaque élève. Tâches typiques de l'enseignante, ok.  Décourager les crachats, les coups de pied, la morve essuyée aux manches (impossible de leur enseigner à se moucher), les cris, l’hystérie, par contre…  La plupart des jours, je me sens comme une gardienne de zoo, dans une fiction, comme s’ils étaient tous sur de la drogue et que je participais à un bad trip collectif. L’un fait une crise, l’autre embarque, l’autre lance des objets, l’autre s’automutile, l’autre rit, l’autre fugue ou fait pipi dans ses culottes.   Et je dois garder le cap.

C’est tellement une gymnastique interne que d’être prof pour ces enfants-là, les gens n’ont pas idée.  Tel enfant passif et replié sur lui-même a besoin que je le surprenne, que je le taquine, chatouille, réveille; tel autre, pour qui l’excitation le fait s’enflammer, a besoin que je sois douce, zen et à pas feutrés pour rester présent et centré.  Sophie-qui-se-doit-de-rester-calme avec Amir l’hypersensible qui, s’il est nerveux ou stressé, se frappera la poitrine, se pincera l’oreille ou me frappera.  Sophie-qui-restera-de-glace-devant-Justine qui s'enfonce des crayons dans les avant-bras et se suce le sang , ou,fait caca dans sa culotte quand elle n’a pas ce qu’elle veut.  Sophie-la-clown-sympathique avec le petit Éric qui ne fait que faire tourner un crayon dans les airs si on ne s’occupe pas de lui.  Sophie-la-mouman-aux-grandes-jupes-chaudes avec Julien qui refuse de tenter quoique ce soit par lui-même et se cache sous un pupitre si je lui dis Tu es capable tout seul, pour encourager son autonomie.  Sophie-la-copie-carbone-de-toutes-les-éducatrices-à-la-voix-de-Passe-Partout qui n’a que le Bravo, champion! à la bouche auprès du petit Michel qui la réclame sous peine de passer sa journée à dire Non!  

Comment ne pas risquer de se dépersonnaliser à force d’interagir avec eux, voulez-vous bien me dire…

Sophie-la-chef-du-village-des-Schtroumpfs est bien fatiguée de devoir moduler constamment son approche et de faire le grand écart sur le registre très large des émotions humaines pour accommoder les besoins de chacun.  Je deviens comme une pieuvre qui aurait autant de têtes que de tentacules et comme un pantin dont les ficelles sont usées maintenant.   

Alors qu’on me dise maintenant que mon trouble de l’adaptation n’est pas vraiment valide comme raison d’être épuisée, ça m’enrage.



17.11.10

La marche des tortues

Exercice des contraintes avec 3 phrases imposées
Tiré du Writer’s Toolbox, de Jamie Callan
3 bâtonnets, sur lesquels est écrite une phrase, sont pigés pour stimuler l’écriture.

1er bâtonnet : Mon frère faisait cette chose étrange avec les tortues.
On démarre le récit et on écrit pendant 6-7 minutes.

On pige le 2ème bâtonnet : Un mardi, elle m’a posé la plus étrange des questions.
On poursuit le récit en y incluant cette phrase (6-7 minutes)

On pige le 3ème bâtonnet : La dernière fois qu’ils ont vu un film ensemble.
On conclue le récit en y incluant cette phrase (6-7 minutes)

Voilà ce que j’ai pondu.

Mon frère faisait cette chose étrange avec les tortues.  C’est tante Thérèse qui les lui avait données, probablement avec l’idée qu’en le forçant à prendre soin de plus petit que lui, ça aiderait son moral.  Quand il ne faisait rien, ce qui était la plupart du temps, il s’étendait sur son lit et plaçait les trois tortues sur l’oreiller à côté de lui.  « Ça me fait quelque chose d’autre que les murs ou le plafond à regarder », disait-il sans me voir.

Un mardi, tante Thérèse téléphone.  J’ai répondu.  Elle m’a posé alors la plus étrange des questions : « Est-ce que ton frère fait prendre une marche tous les jours à ses tortues? »  Euh…

Elle m’explique qu’elle lui avait recommandé de sortir les tortues du vivoir et de leur faire prendre une marche.  Je lui raconte qu’il les déposait sur l’oreiller et les observait faire quelques pas et les replaçait si elles tombaient.  « Mais, je lui avais bien dit de les sortir dehors!  Il faut les attacher avec une longue ficelle et les faire marcher sur le trottoir! »  Re-euh…

Elle enchaîne en disant que la dernière fois qu’ils ont vu un film ensemble, il y avait une scène où l’on voyait cet homme dépressif qui, à partir du moment où il a sorti ses tortues pour une marche quotidienne, a retrouvé le sourire, la légèreté, la joie de vivre et que c’était une scène drôle et vivante et que c’était ça qu’elle voulait qu’il fasse.

Maudite folle, ai-je dit.  Et j’ai raccroché.
Entre elle et lui, je me demande bien lequel des deux est le plus dérangé.

Je suis alors descendue vers sa chambre, j’ai ouvert la porte et j’ai dit à mon frère « L’oreiller, quel endroit parfait pour une marche de santé! »

Il m’a regardée et m’a souri.

16.11.10

Dans la cave de Larry


Exercice des contraintes avec 3 phrases imposées
Tiré du Writer’s Toolbox, de Jamie Callan
3 bâtonnets, sur lesquels est écrite une phrase, sont pigés pour stimuler l’écriture.

1er bâtonnet : Il y avait 17 chats dans la cave de Larry.
On démarre le récit et on écrit pendant 6-7 minutes.

On pige le 2ème bâtonnet : J’ai décidé que la seule solution était de le séduire.
On poursuit le récit en y incluant cette phrase (6-7 minutes)

On pige le 3ème bâtonnet : La chose qu’il fait avec le journal.
On conclue le récit en y incluant cette phrase (6-7 minutes)

Voilà ce que j’ai pondu.



Il y avait dix-sept chats dans la cave de Larry.  Il y en avait de toutes les couleurs et grosseurs.  Ils vivaient là en maîtres et rois.  Quand je suis descendue là, je n’en croyais pas mes yeux.  Ils étaient partout.  Au sol, sur les bords de fenêtres, sur les deux chaises et trois tables qui formaient le seul mobilier de cette grande pièce au sol de béton et dans les marches d’escalier, évidemment.

Larry était tout fier de me montrer son troupeau et ne semblait pas du tout gêné par l’odeur infecte qui régnait chez lui.  Je me devais de le convaincre que l’insalubrité des lieux allait lui valoir une amende et peut-être une maladie mais je me doutais bien qu’avec la personnalité qu’il a, ma tâche serait difficile.  Je décidai que la seule solution était de le séduire.  Peut-être mon charme viendrait-il à bout de son esprit obtus…

J’ai donc sorti mon arsenal de clichés de femme fatale (sourire mielleux, yeux doux, gestes lents) pour lui dire, de ma voix la plus sensuelle, comment je le trouvais unique, spécial et extraordinaire.  Je me suis appuyée à l’une des tables et, tout en parlant, d’une main, je caressais un chat, de l’autre, je déboutonnais ma chemise.  Je le voyais me regarder, les yeux et la bouche grands ouverts, figé sur place, silencieux.

Mais d’un coup, il s’est mis à parler, parler, sans arrêt.  Sa nervosité l’a fait se transformer en moulin à paroles.  Il s’est mis à raconter tout ce qu’il pouvait trouver comme anecdote concernant ses foutus chats.  Et au détour d’une histoire, je ne sais plus laquelle, il ajoute : « Y avait même un article dans le journal là-dessus la semaine passée!  Attends… »  Et il se précipite à l’autre bout de la pièce, dont le plancher était recouvert de papier journal, se met à genoux et je fige à mon tour.  De ses mains nues, il pousse les crottes de chat à droite et à gauche, souffle çà et là pour faire sécher l’urine, prend la feuille et la lève à bout de bras vers un rayon de lumière et s’exclame, tout souriant « Là, c’est ici que c’est écrit! » 

Cette chose qu’il a faite avec le journal a signé mon arrêt de mort.  J’ai pris mes jambes à mon cou et j’ai déguerpi.

Les mains de mon père

Exercice des contraintes avec 3 phrases imposées
Tiré du Writer’s Toolbox, de Jamie Callan
3 bâtonnets, sur lesquels est écrite une phrase, sont pigés pour stimuler l’écriture.

1er bâtonnet : Elle était là, au bord de la piscine, Amy Gerstein, embrassant mon père.
On démarre le récit et on écrit pendant 6-7 minutes.

On pige le 2ème bâtonnet : Il patinait sur une glace mince, c’est tout ce que je peux dire.
On poursuit le récit en y incluant cette phrase (6-7 minutes)

On pige le 3ème bâtonnet : Il savait écrire de la main droite et de la main gauche.
On conclue le récit en y incluant cette phrase (6-7 minutes)



Elle était là, au bord de la piscine, Amy Gerstein, embrassant mon père.  Mon instinct ne m’avait pas menti.  Toutes ces années où je m’étais demandé si cette femme était digne de confiance, où la balance penchait plus du côté du doute, ont atterri en moi en faisant bang! dans mon ventre.  J’avais toujours senti que dans ma mécanique interne, un outil faisait défaut, que quelque chose clochait, qu’en quelque part dans le système, un des éléments n’était pas à sa place et faussait tout.

Mon père lui caressait le cou tendrement pendant ce baiser.  Il avait l’air doux et amoureux, je dois l’admettre. Mais toute cette lenteur s’est évaporée d’un seul coup lorsqu’il m’aperçut.  Comme un enfant surpris à voler, il a sursauté, sa main s’est retirée du cou d’Amy Gerstein et son visage a reculé subitement, comme si le baiser l’avait brûlé. 

Je suis alors sortie de ma cachette.  Et il était figé.  Et il a ensuite bougé comme s’il était engourdi.  Il patinait sur une glace très mince, c’est tout ce que je peux dire.  Il a alors baissé la tête, refermé son peignoir et, appuyant ses coudes sur ses genoux, a posé ses mains sur son visage pour le cacher.  Encore là, comme un petit enfant qui s’imagine qu’en cachant ses yeux, il disparaîtra.  C’est probablement ce qu’il souhaitait d’ailleurs.  Disparaître de ce lieu, de ce moment, refuser de croire que ce qui se passe est bien réel.

Amy Gerstein s’est retournée vers moi, l’air surpris et m’a fait un petit sourire qui en disait long sur sa gêne.  Et moi, j’étais debout comme une statue, ma Barbie à la main et je les dévisageais.  Mon père a ensuite relevé la tête et m’a regardée.  Sa main gauche s’est alors tendue vers moi, me faisant signe de m’approcher et de sa main droite, il a touché le cou de son amante.   

Et j’ai pensé comme il était épatant que mon père puisse faire ça.   

Comme il était incroyable qu’il sache écrire de la main droite et de la main gauche, mon papa ambidextre pouvait à la fois communiquer son amour et son désir de ses deux mains.

Filtré soporifique (1999)

Café qui goûte l’eau de vaisselle parce que filtré deux fois.
Goût amer, goût de mort auquel on s’habitue.
Papilles et esprits conditionnés : on leur a fait croire que de suivre la déviation standard assurait confort, sécurité, stabilité et longue vie.
Longue vie peut-être, mais anesthésiée et engourdie.

Yeux dans le beurre, bouche ouverte, dos courbé, verre à la main, cigarette dans l’autre.
Serais-je assez folle pour choisir sédentarisme et paralysie?

Cadre moulé de plastique sur lequel je m’acharne
Qu’à tous les jours j’astique
Tu me limites, tu m’emprisonnes.

Réalité transformée
Mensonge bien habillé
Vérité manipulée, masquée, décorée, modifiée.
Jeu du téléphone
Distorsion du message
Sens incertain
Lentilles colorées :
Espace et temps à deux dimensions seulement.

Profondeur et textures nivelées; platitude et solitude.
Plan linéaire, perspective oubliée,
Axes et pivots absents : mouvements empêchés.
Croissance stoppée
Remplacée par mutations et excroissances, boutons, pustules et tumeurs
Stupeur, distractions et inquisitions.
Indifférence du robot ou sautes d’humeur

Concentré brut est maintenant denrée rare.
Sauf bien sûr en laboratoire.

Additifs, colorants, arômes artificiels, OGMs, aliments préfabriqués,
Goût de goûts, couleur de couleurs, odeur d’odeurs,
Émotions génétiquement transmises et socialement valorisées,
Peur de la lumière divine et sourires jaunes embourgeoisés,
Agents clonés d’engourdissement de mon corps avez le même effet sur mes pensées.

Dérivés de pensées, comme du junk food
Vous n’êtes qu’imitation grossière d’idées créatrices
Malheureusement éphémères.

Spontanéité de la première pensée, du premier regard, de la première impression
Se fait bien rare dans le monde médiatisé.
Je vis dans un monde de borborygmes, de rengaines, de radotage interne.
Copies conformes, copies standard
Des billboards, des étendards
Discours intérieur sans fin et sans dessein
M’anesthésie et me donne faim pour une plus grande dose de rien.

Impossible de filtrer ce flot d’insignifiances hypnotisantes.

Je vis dans un monde de pensées de pensées
Encadrées de plastique
Encagées de synthétique.
Soporifiques.
Statiques.

Métalangage, méta maquillage, métaréflexion,
Nous vivons au-dessus ou plutôt par-dessus la vérité simple
Des mots, de la peau et de l’intelligence.

Du bagage de mes ancêtres, je n’ai soif que pour la sagesse de leur expérience.
Je n’ai qu’à faire de l’autre héritage
Celui qui vit et se multiplie à travers les âges
Comme bactéries qui font générations spontanées.
La technologie, la recherche du pouvoir, le conservatisme rustique,
L’analyse cartésienne de a vers b
Et les pensées de pensées de pensées
Survivent d’elles-mêmes et détruisent ma terre.
Fraîcheur de la surprise et de la nouveauté, quand viendras-tu m’habiter
Mon cœur et mon esprit sont sous-alimentés, sans vitamines depuis des années.

Créatrice et actrice de ma propre vie,
Comme un funambule somnambule
Je pose maintenant les pieds sur ce cadre toxique.

Par la chaleur de l’amour, je ferai fondre cette cage
Pour que ses frontières transpirent et son fard blafard suinte.

Je veux fermer les yeux pour toucher à ma troisième dimension
Celle de ma profondeur
De mon émerveillement
De ma vraie nature.
Écouter le premier message
Devenir mon propre message
Être porteuse du message
Et être écoutée.

Je refuse de rester dans ce labyrinthe aliénant où tous et chacun ont oublié le début de l’Histoire

Mais j’y suis souvent prise.

Ou, consciemment, quelquefois, j’y pose les pieds.

Comme si je disais oui
À recevoir des miettes;
Prendre le rôle de mauviette
Parce que trop endormie.

Le gardien de sa mère (2005)

Elle est seule au monde.  Elle l’a toujours été.  Elle me l’a dit.  Elle a grandi en famille et foyer d’accueil. Elle n’a ni frères ni sœurs et a coupé les ponts avec sa mère.  Sa mère ne l’aimait pas.  Elle ne sait pas qui est son père. Elle n’a pas d’amies. Elle a un mari qui est dur avec elle.  Pas physiquement, qu’elle a dit.  Mais dur, pour tout le reste.  Ses beaux-parents sont aussi bêtes que le mari.  Ils la dévalorisent constamment.  Mais ils acceptent de garder les enfants, quelquefois, à contre-coeur.  Elle a deux petits garçons.  Quatre ans et demie et deux ans et demie.  Les deux ont des troubles de communication.  Le plus jeune est sévèrement atteint.  Un médecin a même parlé d’autisme dans son cas.

Elle a de très beaux yeux, d’un bleu si pâle. Elle est mince et élancée.  Elle a une grosse poitrine et un tatou au bas du dos qu’on aperçoit lorsqu’elle se penche; un dessin qui fait penser à deux ailes bien symétriques.  Elle a de très beaux cheveux noirs, une vraie crinière épaisse et lisse.  Une peau parfaite, blanche, avec de petites taches de rousseur sur les joues qui lui donnent un air d’enfant.  Son sourire, qu’on voit trop peu souvent, est aussi celui d’une enfant; dents blanches et droites mais écartées.  Sa voix est faible, son regard fuyant, ses phrases courtes.  Et quand elle parle, tous ces s sur le bout de la langue et sa syntaxe un peu primaire nous laissent deviner qu’elle a dû en arracher à l’école.  Elle porte des jeans, chandail v-neck, manteau de ski, pas de tuque ni de gants.  Elle trimballe sacoche, sac à dos et boîte à lunch.  

Et un ou deux enfants; tout dépend du moment de la journée et des rendez-vous qu’elle aura ce jour-là.  Évaluation chez tel médecin, séances de thérapie chez moi ou chez telle orthophoniste ou ergothérapeute, demande de financement à tel organisme de bienfaisance, renouvellement des assurances-vie, consultation auprès d’un orienteur ou d’un tuteur.  Parce qu’elle prend des cours du soir pour obtenir son diplôme de secondaire 5.  Pour pouvoir faire ensuite un cours d’aide-infirmière, malgré qu’elle ne tolère pas la vue du sang. Pour pouvoir subvenir aux besoins de ses enfants parce que son mariage fout le camp.  Parce que son mari se désintéresse d’elle et des garçons.  Parce qu’il ne la valorise pas, parce qu’il ne reconnaît pas à quel point elle s’investit et se démène.  Parce qu’il ne l’a jamais félicité d’avoir réussi à amasser près de dix mille dollars en six mois en soupers-spaghetti.  Parce qu’il croît être le seul à travailler fort, à ne pas avoir de vie à lui.  Parce que le soir, il est impatient avec elle et les enfants.  Parce qu’elle a mal à la tête tout le temps.  Parce qu’il est un stress de plus dans sa vie.

Son coeur, il est brisé, depuis longtemps.  Et tous les jours qui ramènent obstacles à surmonter, tâches à accomplir et problèmes à résoudre; qui demandent dévouement, abnégation et vigilence ne laissent pas de place ni de temps pour le recoller.  Son coeur reste en morceaux.  Le passé a été dur, le présent est dur, le futur s’annonce dur et sans amour, encore.

Il lui manque tellement d’amour.  “J’ai été célibataire plus souvent qu’autrement dans ma vie, tu sais, parce que j’ai l’herpes génital depuis l’âge de dix-sept ans.  Alors ça complique les relations.  Quel homme veut d’une femme qui a ça?  Mon chum, j’ai été chanceuse qu’il m’accepte.  Mais là, ça ressort tout le temps à cause du stress.  Alors cet hiver, je l’ai vingt-sept jours par mois.  Y parait qu’un couple a des chances de se briser s’il  a des problèmes d’argent ou de sexe.  Eh bien voilà où on en est.  De toute façon, je suis presque reconnaissante de l’avoir en ce moment.  Ca le garde à distance.  Quand il me touche, j’ai des frissons.  Pas les papillons.  Des frissons mauvais.”

Elle est épuisée.  Elle a un gros rhume.  Je veux qu’elle se repose.  Je lui rappelle que le petit lit est là pour elle, avec les coussins et les couvertures douillettes.  Mais elle s’obstine à se recroqueviller sur le petit sofa.  Mais depuis trois jours qu’elle fait la sieste, son plus jeune semble enfin avoir l’esprit en paix.  Depuis trois jours, il la laisse tranquille.  Il vaque à ses occupations de petit bonhomme.  Il se balance.  Il rigole de mes airs de bouffon qui exprime la catastrophe quand la balançoire frappe le mur.  Il s’est même mis à imiter mon expression vocale et gestuelle, “Oh non!!”, mains sur les joues, et accoure pour m’embrasser, transporté par la joie.  La joie pure et simple d’être connecté, d’être ensemble, de partager nos vies, de mélanger nos bulles.  Comme s’il sentait pour vrai ma chaleur et ne pouvait faire autrement que d’y accourir parce que c’est trop attirant, comme un aimant.  Signe que sa bulle est percée et que ma chaleur a pu y entrer.  La spontanéité avec laquelle il réagit depuis trois jours, comme une balle qui rebondit, me laisse comprendre que cet enfant a plein de fissures.  Il a aspiré ma chaleur et tout son être se mobilise vers moi, bras ouverts, visage heureux, yeux fixés dans les miens, sourire fendu, pour une embrassade de gros ourson.  Deux fois, trois fois, quatre fois de suite, action-réaction en boucles.

Quel contraste avec les deux premières semaines.  Il devenait hystérique et sauvage si sa mère quittait la pièce, détruisait le mobilier et me frappait.  Mes égratignures au visage en font foi.  Si elle restait, il se calmait plus rapidement mais n’explorait pas l’armoire à jouets, ne s’engageait pas dans les activités qu’on lui proposait, ne gardait que quelques courtes minutes d’attention pour tel ou tel objet et piquait des crises si on le freinait dans ses élans ou lui posait des interdits. Un space-cadet qui butine de fleur en fleur sans intérêt soutenu pour quoique ce soit.  Un touche-à-tout qui buche dans les portes, qui se jette par terre, ongles sortis, coups de pieds qui fracassent tout, dos arqué, sanglots et morve au visage, corps en démence.

Quand on est préoccupé, on devient distrait.  L’esprit est embourbé d’un brouillard et nos réflexes naturels sont diminués.  J’imagine notre espace mental comme une tarte.  La demie est composée de pensées et d’émotions gardées en réserve, de préoccupations à long et moyen terme.  L’autre moitié reste disponible pour le présent, le ici et maintenant, pour appréhender le réel et réagir au réel, pour être attentif et à l’écoute de ce qui se passe.  Mais cette proportion se déséquilibre si on est très préoccupé.  Plus du trois quart de la tarte devient embourbé par les soucis; le brouillard de ces idées fixes ne laissant qu’une petite partie de l’esprit à la vigilance.  Alors on est inattentif, on ne peut se concentrer sur rien, on est distrait, on oublie, on fait des gaffes, on est dans la lune, on perd le fil, on déconnecte, on n’écoute plus, on devient inconscient des autres et de soi.  On sursaute pour des peccadilles parce qu’on ne les a pas vus venir.  Anticiper devient impossible alors les changements nous bouleversent. On devient rigide comme un dictateur ou on butine dans la brume. Comme lui.

Quand ce phénomène d’esprit-pris-dans-le-brouillard-des-soucis se produit durant la petite enfance, tout ou une partie du développement s’en trouve affecté.  Motricité, langage, socialisation, cognition : toutes ces habiletés ont besoin, pour émerger, d’un esprit disponible, d’un esprit libre de toute insécurité, de tout souci, de toute peur.  Et quelle est la peur qui hante ce bébé?  La peur que sa mère l’abandonne.  Parce qu’il sent, connaît et reconnaît son désespoir et sa profonde souffrance.  Parce qu’il y a baigné pendant neuf mois et qu’il a masséré dans cette soupe empoisonnée, qu’il a absorbé cette toxine appelée La-Peur-Terrible-d’Etre-Abondonné-Par-Sa-Mère que cette femme a légitimement développée et qui a grossi tout au cours de sa vie.  Il est l’héritier de cette peur transmise génétiquement.  Cette peur a élu domicile dans le corps et l’esprit de l’enfant qui crée un filtre qui mine tout son développement.  Alors, il se comporte comme celui qui a besoin d’elle constamment mais surtout comme celui qui a le mandat de s’assurer qu’elle survivra, parce que si elle meurt, ce serait le pire des abandons. Alors il est comme un gardien de sécurité, ombre à ses côtés qui n’a d’autre tâche que de s’assurer du bien-être et de la survie de cette femme.  Il reste sur ses gardes, corps et âme dévoués à cette mission, comme un endoctriné indifférent à tout ce qui ne sert pas sa cause et ne participe pas à la vie.

Hier, j’étais assise sur le tapis près de lui.  Sa mère faisait la sieste à côté. Il m’imitait alors que je nourrissais les poupées à la cuiller d’une purée imaginaire, il était tout concentré, il avait un plaisir évident, nous partagions, ensemble, une communication symbolique.  Sa bulle était si transparente et j’y voyais ce message : Maintenant qu’elle se repose et prend soin d’elle, je peux mieux respirer. Ouf!  Maman refait ses forces, ça me rassure tellement.  Elle ne mourra pas ou ne sautera pas les plombs.  Je peux baisser la garde, je peux jouer tranquille, je peux m’habiter et être moi. Finie l’indifférence… Voici de la purée… Youppi!

Ce matin, j’ai décidé de parler de tout cela à cette maman.  Je lui ai dit aussi qu’à partir de maintenant, elle devra répéter à ses fils de ne plus se soucier d’elle, que ses soucis ne leur appartiennent pas, qu’elle s’occupera dorénavant de sa propre guérison, qu’elle ne les abandonnera pas, qu’elle ne mourra pas, qu’ils n’ont pas à prendre soin d’elle.

Et quelques minutes après, son petit est sorti de la salle, la suce dans la bouche.  L’air calme, il a regardé sa mère, m’a regardée aussi, est retourné dans la salle, en est ressorti avec le gros coussin jaune, celui-là même sur lequel elle avait fait la sieste les jours précédents et le lui a offert.  

 Et il est retourné bien sagement dans la salle et s’est remis à jouer.