21.11.10

Empirisme autistisant

Comment une thérapeute qui travaille avec les autistes court-elle  le risque de "s’autistiser ", me demandes-tu.

Nouveau verbe pour décrire le phénomène de transformation intérieure qui risque de s’opérer chez quiconque côtoie de façon régulière les autistes et qui a de l’empathie pour eux.  

Comme tu sais, l’empathie, c’est l’habileté à se mettre dans la peau de quelqu’un – habileté qui, soit dit en passant, fait défaut chez eux.  Se mettre dans la peau de l’enfant autiste permet, entre autres, de comprendre les motivations de l’enfant de l’intérieur puisqu’on peut ainsi attribuer un sens à ses comportements qui, à priori, semblent dépourvus de direction ou de fonction. 

C’est une habileté qu’on développe, tu vois.  C’est comme l’acteur qui se met dans la peau de son personnage pour l’incarner.  Plus il incorporera ses mots, ses mouvements, ses humeurs, plus il comprendra les émotions qui le mobilisent.  Alors, dans mon cas, j’ai développé cette faculté…

Comme avec les Sourds, oui.  J’ai maîtrisé la Langue des Signes en deux ans, au point où certains Sourds qui me rencontraient pour la première fois croyaient que j’étais sourde moi-même.  J'étais comme un poisson dans l'eau.

Nager dans les mêmes eaux permet de cerner rapidement le mode de communication de la personne.

Je suis parvenue à imaginer comment tel enfant entend, voit, sent le plancher sous ses pieds, perçoit le toucher sur sa peau.  Toutes ces variables que j’incorpore me permettent d’en tirer une résultante bien logique qui m’éclaire sur lui.  Ce comportement qui, de l’extérieur nous paraît anormal devient tout-à-fait normal dans le contexte de son mode de perception que je décode grâce à mon immersion dans son monde.  

Oui, c’est de la vraie recherche empirique. À partir de l’expérience plutôt que la théorie.  Oh, les livres sont nécessaires pour comprendre ces gens-là, c’est évident.  Je n’en serais pas arrivée à les comprendre sans l’aide des études en continu… Mais c’est surtout grâce à ce mode d’entrée en relation, genre d’état méditatif toutes antennes ouvertes pour incarner le type d’appréhension du monde que l’enfant utilise que j’ai pu devenir une thérapeute efficace.  Un agent de changement, comme on dit.

Mais qui s’est un peu autistisée en cours de route.  Parce qu’à force d’absorber, on fait comme une éponge et on  se remplit, malgré soi, de toutes sortes d’habitudes perceptuelles ou comportementales.  

Distorsion du message. Sens incertain.  
Sons de télé enneigée ou de radio coincée entre deux postes.   
Acoustique de canyons ou de scaphandre.

Enveloppe de peau à vif ou engourdie.
Picotements au visage ou dans les mains. 
Toucher effleuré qui brûle.  
Ou gros bleu pas ressenti.  
Comme quand on dégèle après l'anesthésie.  
Tics pour s'en défaire.

Attraction terrestre mal captée.  
On ne colle plus au sol.
Terre comme un bateau qui tangue. 
Au gré de la lune ou des marrées.
On flotte.  
On fantôme.
On statue sur la mer morte.
Ou on gigote en exalté pour se tenir en équilibre quand ça houle trop.
Costume d’astronaute, d'auto-tampon ou de pantin de bois. 

Profondeurs, reliefs et textures nivelés. 
Platitude et solitude. 
Espace et temps à deux dimensions seulement.  
Ou la troisième exacerbée.
Délais de réponses.
Plan linéaire, perspective troublée.   
Lentilles embuées. 
Yeux dans le beurre ou figés.
Avant-plan et arrière plan amalgamés. 
Flou permanent, point de fuite cherché.
Cadrage et mise au point erronés.

Stupeur, distractions et inquisitions.
Indifférence du robot ou sautes d’humeur du dictateur.

Accablement chronique.
Faut se protéger.
Faut s'ancrer.

C’est étourdissant.
Tous ces malentendus accumulés.
Cette surcharge de données non-triées.
Ces points de vue changeants.
C'est désorientant.

Repos de la tortue bien mérité, donc.
À l’intérieur de soi.
La carapace.
Ça repose.

Mais isolement, solitude, tristesse, frustration, colère et confusion.

Voilà quelques-uns des éléments qui composent la vie intérieure de celui ou celle qui perçoit de façon fragmentée. Et de celle qui a un peu trop flirté avec cet univers perceptuel.  

Parce que comme l’acteur de théâtre qui peut avoir du mal à se dissocier de son personnage une fois la pièce terminée, la thérapeute ou le parent, le frère ou la sœur de l’autiste ou du schizophrène qui choisit le mode expérimental pour mieux les comprendre, risque, à force de nager dans ces eaux troubles, de perdre ses repères et de se mettre à douter.