Rampe
de bois, sable blanc parsemé de cailloux où de rares arbustes poussent. On ne voit pas la plage d’où je suis
assise. Simplement ce blanc, ce peu de vert
et cette longue ligne turquoise et marine qui contraste avec le bleu pâle du
ciel. Trois monsieurs en jeans et
t-shirt bleu tiennent leurs guitares, les font chanter, et Guatanamera remplit ce restaurant de bord de mer au toit de
hutte. Ils sérénadent les couples que je
regarde. Je suis une île sur une île.
Une
île, c’est un bout de terre rattaché à une plaque au fond de la mer.
Ou c’est un vestige de volcan sous-marin. Je n’en sais trop rien en géologie, mais tout
ce que je sais, c’est que c’est de la terre entourée d’eau. Peu importe. Il n’en reste pas moins que
j’étais une île dans une ville et c’est comme si maintenant, sur cette île des
Caraïbes, sous cette hutte, je me retrouvais dans le bon contenant. Sur la
plage ce matin, je pouvais voir la frontière et la sentir sous mes pieds. Je sentais mes parois. Je respirais le vent.
Je
flotte maintenant comme une bulle. Une bulle, ça flotte dans les airs si elle
est de savon; dans l’eau si elle est d’air.
Mais dans les deux cas, une bulle, ça finit toujours par éclater. Sauf dans les cas des enfants-bulle. Les autistes.
Connais bien. Ils n’éclatent
pas. Au mieux, ils ont des petits trous,
des petites fentes grâce auxquelles ils peuvent apprendre.
Mon
travail consiste à les trouver pour y entrer.
En observant leur façon de bouger, de regarder, de vocaliser, bref, en
décodant leur mode d’expression, je me fais une idée de leur mode de réception,
de l’épaisseur de leur bulle et par le fait même, de la façon d’entrer chez
eux, d’être reçue par eux. C’est
l’apprivoisement avant l’enseignement.
Parce qu’évidemment viendra le temps où je voudrai créer plus de trous
et de fentes, où je percerai plus de portes d’entrée. Mais avant d’en arriver là, j’étudie leur
danse de bulle. Et pour ce faire, ma
propre bulle se doit d’être très mince, presqu’absente.
Je
m’offre toute disponible à l’enfant pour recevoir ses signaux, pour comprendre
sa danse, danser sa danse et graduellement, lui montrer ma bulle et lui
enseigner quelques-uns de mes pas. Comme
avec ce petit bonhomme avec qui j’ai travaillé avant d’arriver ici.
Il
s’est mis à m’imiter alors que je nourrissais les poupées à la cuiller d’une
purée imaginaire, il était tout concentré, il avait un plaisir évident; nous
partagions, ensemble, une communication symbolique. Sa bulle était si transparente… Il s’est mis à se balancer. Il s’est mis à rigoler de mes airs de bouffon
qui exprime la catastrophe quand la balançoire frappait le mur et à imiter mon “Oh
non!” mains sur les joues, et à accourir pour m’embrasser, transporté par la
joie. La joie pure et simple d’être
connecté, d’être ensemble, de partager nos vies, de mélanger nos bulles. Comme s’il sentait pour vrai ma chaleur et ne
pouvait faire autrement que d’y accourir parce que c’est trop attirant, comme
un aimant. Signe que sa bulle est
percée, que ma chaleur a pu y entrer et qu’il s’en laisse imprégner. La spontanéité avec laquelle il a réagi,
comme une balle qui rebondit, m’a laissé comprendre que cet enfant avait plein
de fissures. Il a aspiré ma chaleur et
tout son être s’est mobilisé vers moi, bras ouverts, visage heureux, yeux fixés
dans les miens, sourire fendu, pour une embrassade de gros ourson. Deux fois, trois fois, quatre fois de suite,
action-réaction en boucles.
Quel
contraste avec les deux premières semaines de thérapie. Il devenait hystérique et sauvage si sa mère
quittait la pièce, détruisait le mobilier et me frappait. Mes égratignures au visage en ont fait
foi. Si elle restait, il se calmait plus
rapidement mais n’explorait pas l’armoire à jouets, ne s’engageait pas dans les
jeux qu’on lui proposait, ne gardait que quelques courtes minutes d’attention
pour tel ou tel objet et piquait des crises si on le freinait dans ses élans ou
si on lui posait des interdits. Un space-cadet
qui butine çà et là sans curiosité ni intérêt soutenu pour quoique ce
soit. Un touche-à-tout qui buche dans
les portes ou se jette par terre, ongles sortis, coups de pieds qui fracassent
tout, dos arqué, sanglots et morve au visage, corps en démence.
Se mettre dans la peau de l’enfant autiste permet,
entre autres, de comprendre les motivations de l’enfant de l’intérieur
puisqu’on peut ainsi attribuer un sens à ses comportements qui, à priori,
semblent dépourvus de direction ou de fonction. C’est une habileté qu’on
développe. C’est comme l’acteur qui se met dans la peau de son personnage
pour l’incarner. Plus il incorporera ses mots, ses mouvements, ses
humeurs, plus il comprendra les émotions qui le mobilisent. Alors, dans
mon cas, j’ai développé cette faculté, un genre d’état méditatif
toutes antennes ouvertes pour incarner et imaginer le type d’appréhension du
monde que l’enfant utilise que j’ai pu devenir une thérapeute efficace.
Un agent de changement, comme on dit.
Mais
qui s’est un peu autistisée en cours
de route. Parce qu’à force d’imiter la danse de l’autre, on se
remplit, malgré soi, de toutes sortes d’habitudes perceptuelles ou
comportementales. Mes sens à vif
toute la journée oublient parfois le soir de se mettre au repos, de reprendre
leur fonctionnement normal; c’est-à-dire soit de se refermer quand c’est
nécessaire ou de faire un juste tri entre les informations utiles et inutiles.
Je reste dans cet état de réceptivité, j’absorbe tout comme une éponge, sans
rien filtrer. Mes sens vont dans tous les sens. Je deviens ainsi vulnérable à
tout et à rien. Je manque de discernement.
Comme
un funambule, j’oscille entre l’ouverture et la fermeture. Je cherche mon équilibre pendant ces longs
week-ends et soirées dans mon petit appartement, pendant ces marches à
l’épicerie et ces repas en solo chez moi ou au resto. Je travaille en solo, vis
en solo, dors en solo, voyage en solo.
Sola, en espagnol, c’est plus beau. Je trimballe ma bulle et doit consciemment me
rappeler à en moduler la surface. Quand
je suis en privé, j’essaie, avec grande difficulté parfois, de balancer
équitablement les moments d’introspection et d’activité créatrice pour ne pas
tomber dans la léthargie et ne pas déconnecter.
Quand je suis en public, j’essaie de filtrer adéquatement le réel pour
me rendre tour à tour perméable aux rencontres enrichissantes et étanche contre
les ondes complexes que certains dégagent.
Mais
lorsque la soupe est commandée, que les plats me sont servis, que j’essuie ma
bouche de la serviette, que j’allume une cigarette, ma bulle a quelquefois tant
envie d’éclater. Mais elle ne peut qu’entendre
les voisins de table ou écouter les mots
d’un romancier toujours à portée de sacoche.
La
brise chaude fait danser les tissus des jupes, les pages de mon journal et mes
cheveux qui frisent en bataille. Le
soleil plombe sur mon corps couvert de châles colorés et de crèmes-écran. Je suis Blanche-Neige arrivée au pays de la
chaleur et des couleurs. Espagnol, anglais, italien et français s’entremêlent
d’un côté aux bruits d’ustensiles, des pas et chaises qui bougent sur le
plancher de bois, à la musique des mariachis.
De l’autre côté, j’entends les nombreuses vagues qui se fracassent sur
la frontière de rochers qu’on devine. Je
surplombe la mer du haut de ma dune. Et
je flotte.
Mais
ce soleil perce ma jupe et ma peau pique.
C’est le temps de trouver de l’ombre et de laisser ma table ensoleillée
à ce couple qui la convoite.
Plus
tard, sous cette même hutte, les étoiles ont remplacé le bleu du ciel, les
nappes recouvrent les tables, et ce châle blanc que je porte me protège un peu
mal du vent frisquet. J’ai mis du rouge
à lèvres pour ce rendez-vous avec moi-même parmi ces couples. Un roman de Paul Auster me tiendra
compagnie. Lui, c’est pour souper que je
le garde. Je ne l’emmène pas sur la plage.
Ses histoires, j’aime me les faire raconter entourée
de gens, le soir. Au bord de la mer, je
n’ai pas besoin de mots. Je préfère
écouter le chant des vagues et du vent et sentir mon corps de tous mes sens
sans m’en laisser distraire par la fiction.
Bien
que j’aie les yeux sur les pages, j’ai l’oreille prête. Le serveur me parlera, je lui parlerai, je
lui sourirai. J’entendrai ceux qui
travaillent aux tables sans les comprendre.
J’aimerais bien connaître l’espagnol mais pour l’instant, je ne peux que
me laisser toucher par la mélodie de la langue et du ton des voix sans en
capter le sens. C’est donc mon romancier
que j’écoute. Mais distraitement. Parce que mes petits radars détectent maintenant
l’arrivée de trois musiciens. Pas les
mêmes qu’à midi. Et ils ont une tenue plus chic, du soir; chemise rouge,
pantalon noir. D’une table à l’autre,
ils vont, ils chantent, ils échangent quelques mots avec ces couples
attablés. Rares sont ceux qui soient
attentifs. La plupart restent souriants
mais distants. Certains continuent à
manger ou à parler. Applaudissements
polis de gens blasés à l’écoute courte.
C’est pourtant beau et précieux cette musique livrée aux tables. J’ai donc bien hâte que ce soit mon tour; et
il arrive, heureusement.
Je
ferme mon livre, dépose mes mains sur mes cuisses, décidée à apprécier chaque
seconde de leur visite sur mon île. L’un
d’entre eux me demande en anglais ce que je préférerais entendre : “Romantique ou animée?” Romantique, bien-sûr, que je lui réponds.
Ils me sourient de leurs trois visages d’hommes généreux. Pourquoi ce privilège ne serait-il réservé
qu’aux couples? Alors ils chantent. Et deux guitares. Et deux maracas. Et trois voix qui s’adressent à moi
seule. Je les regarde dans les yeux,
heureuse de recevoir ce cadeau, mais les baisse aussi un peu, par gêne, comme
si c’était impudique de leur montrer à quel point je savoure et parce que la
funambule en moi a soudain un peu le vertige.
Mais le plaisir est là, il est bon.
Ma bulle est soudainement toute chaude.
À
la fin de la chanson, il me demande si j’en veux une autre, me dit que ce sera
la première fois qu’il la chantera à quelqu’un.
Et me voilà récipiendaire de ce chant solo. Ses deux acolytes à l’arrière-plan, ce bel
homme me chante haut et fort Loco,
qui revient sans cesse parmi le flot de mots.
Il en devient rouge, tant ce qu’il déverse est au bout de son souffle.
Et bien que je ne comprenne pas les paroles, je sens très bien la passion. La passion. À mon tour de rougir.
Il
me brûle maintenant de lui demander ce que veut dire Loco. Son regard dans le
mien et de son plus beau sourire, il me répond “Crazy!”. Fou. J’avais donc bien senti. Et en quittant ma table, il me dit qu’il n’a
jamais vu d’aussi beaux yeux que les miens.
Tant
de fois, j’ai reçu ce compliment avec détachement parce que c’est la phrase
facile que tant d’hommes utilisent pour séduire. Mais lui, debout dans sa barque accostée sur
mon île, il a réchauffé ma bulle et, de cette courte phrase, comme d’une
aiguille, il y a fait un trou.
Et
je ne sens plus le froid du vent.